L’Inde
de Narendra Modi a-t-elle changé de camp ?
Par F. William Engdahl 6
Août 2017
Il
est très dérangeant pour l’esprit de voir une nation comme l’Inde,
potentiellement l’un des plus grands pays émergents du monde, s’autodétruire systématiquement.
Provoquer une nouvelle guerre avec la Chine pour quelques parcelles de terre
éloignées dans les hauteurs de l’Himalaya, là où les frontières de la région
autonome chinoise du Tibet convergent avec l’Inde et le royaume du Bhoutan,
n’en est que le plus récent exemple. La question posée est de savoir qui ou
quel grand dessein se trouvent derrière ces politiques domestiques et
étrangères de l’Inde du Premier Ministre Narendra Modi. Modi vient-il de
changer de camp ? Et dans l’affirmative, pour se ranger sous quelle
bannière ?
L’harmonie
eurasiatique semblait à portée de main.
Une année plus tôt seulement, tout
semblait sinon serein, du moins les développements pacifiques du voisinage asiatique
de Modi semblaient sur la bonne voie, y compris vis-à-vis de la Chine et même
non sans prudence, avec le Pakistan..
L’année dernière en effet, l’Inde fut
acceptée aux côtés du Pakistan en tant que membre formel de l'Organisation de coopération de Shanghai (OCS) à l’importance grandissante, dans laquelle la Chine est un
membre fondateur aux côtés de la Russie. Ceci fit croître les espoirs en
un format commun par lequel l’OCS permettrait une résolution pacifique des
tensions frontalières toujours frémissantes, créées par la partition
britannique de l’Inde en 1947 : entre un Pakistan à dominante musulmane et
une Inde à majorité hindoue, laissant de nombreuses zones de frictions non
résolues incluant le cachemire, et sournoisement laissée par le Vicomte
Mountbatten en tant que futurs points d’explosion possible[1].
L’Inde est également un membre de l’Organisation
des BRICS aux côtés de la Chine, Organisation qui vient juste de créer une Nouvelle
Banque du Développement des BRICS à Shanghai, dont le Président est un
indien [K. V. Kamath].
L’Inde est également un membre de la Banque
d’Investissement pour les Infrastructures Asiatiques (BIIA), basée elle aussi en Chine. Et jusqu’à ce que
Modi ait annoncé le refus de l’Inde le 14 mai dernier (2017), de rejoindre la
conférence de Beijing sur le projet chinois Une
Ceinture une Route (UCUR [One Belt,
One Road – OBOR]), l’Inde était également participante de ce vaste projet
d’infrastructures eurasiatiques.
Le boycott
de l’UCUR par l’Inde, et le “Corridor de
la Liberté“ du Japon…
Combien rapidement les choses ont pu
changer. Modi a annoncé son refus de participer à la conférence UCUR de la
Chine le 14 mai, citant [comme motif] les investissements chinois dans le Corridor Economique Chine–Pakistan (CECP [China-Pakistan
Economic Corridor – CPEC]) : un développement d’infrastructures
portuaires, ferroviaires et autoroutières chiffré à 62 milliards de dollars,
entre la Chine et le Pakistan en tant que partie intégrante de l’UCUR chinois,
passant à travers la partie pakistanaise du Cachemire[2].
Par la suite, avec une précipitation
surprenante, l’Inde a dévoilé un document prospectif pour un nouveau Corridor de Croissance Asie-Afrique (CCAA [Asia-Africa
Growth Corridor – AAGC]), lors de la réunion de la Banque Africaine
de Développement (BAD) dans l’Etat Indien du Gujarat,
dans le cadre d’un projet conjoint présenté avec le Premier Ministre du Japon Shinzo
Abe. Ce CCAA indo-japonais, est une partie explicite de ce qui est appelé le Corridor
de la Liberté Indo-Pacifique (CLIP [Indo-Pacific Freedom Corridor – IPFC]),
qui est en train d’être mis en place par l’Inde et le Japon afin de contrer
l’UCUR chinois, utilisant pour ce faire de l’argent japonais et la présence
indienne déjà établie en Afrique[i].
Sous le PM japonais Abe, le Japon s’est
engagé dans un agenda anti-chinois de plus en plus agressif, incluant la
dispute autour des îles
Diaoyu, appelés les îles Senkaku par le Japon, dans l’est de la mer de
Chine. Dans le même sens, le Japon a opté pour l’installation de systèmes de
défense missiliers américains, et est considéré sous Abe comme le plus fort
allié militaire des États-Unis en Asie. Lorsque
Abe a rencontré Trump en février dernier (2017), le Président américain a
réaffirmé les termes du Traité de défense mutuelle entre les États-Unis et le
Japon, et a rendu clair que ce traité s’étendait bien à ces îles disputées dans
l’est de la mer de Chine : les mêmes îles Diaoyu ou Senkaku
pareillement stériles, qu’elles soient considérées depuis la Chine ou le Japon.[ii]
Les
succès de Narendra Modi, de Washington à Tel Aviv…
Quelques semaines plus tard, le 27 juin, le Premier Ministre indien Modi
a rencontré le Président américain à Washington. Le jour précédent,
commodément, le département d’État américain a annoncé l’entrée de Syed Mohammed Yusuf Shah
(surnommé aussi Syed Salahudeen) et de son groupe terroriste islamiste
séparatiste du Cachemire basé au Pakistan Hizb-ul-Moudjahidines,
dans la liste officielle des Terroristes Mondiaux Spécialement Désignés (TMSD [Specially
Designated Global Terrorist – SDGT]). Cette désignation étant notamment
susceptible de permettre les sanctions des États-Unis à l’encontre du Pakistan[iii].
Comme résultat de ces pourparlers Modi-Trump,
les États-Unis ont donné leur accord pour la vente de 22 drones Guardian [variante navale du MQ-9 Reaper], considéré comme donnant un avantage déterminant [game-changer] à l’Inde, ceci pour un
montant estimé à 3 milliards de dollars. D’autres
éléments incluent une coopération militaire étendue, et l’accord indien en vue
de l’achat de gaz de schiste liquéfié américain. Modi a même semblé si
satisfait par ces pourparlers à Washington, qu’il a invité la fille du
Président Trump, Ivanka Trump, à présider la délégation américaine au Sommet Mondial de l’Entreprenariat (SEM [Global
Entrepreneurship Summit – GES]), devant se tenir plus tard cette année en
Inde.[iv]
Tout auréolé de son succès politique clair
à Washington, le PM Indien Modi s’est
ensuite envolé pour Israël le 7 juillet, pour une réunion sans précédent entre
un chef de gouvernement indien en Israël avec le Premier Ministre israélien.
Les pourparlers entre Narendra Modi et Benjamin Netanyahu ont été salués dans
les médias indiens, comme une évolution
majeure dans la politique étrangère indienne[v].
Et voici là où les choses deviennent
sérieusement intéressantes. Il y a eu
une collaboration secrète incluant les bons offices du Service de Renseignement
israélien, le Mossad, en faveur de la CIA Indienne (RAW/R&AW :
Research and Analysis Wing [Aile “Recherche & Analyse“]), ceci depuis
les années 1950. En 2008, l’Ambassadeur d’Israël en Inde Mark Sofer, révéla par
exemple que le Renseignement israélien
avait fourni à l’Armée indienne de l’imagerie satellite vitale durant la “guerre de Kargil“
de 1999 contre le Pakistan, qui avait permis à l’Inde de bombarder
précisément les positions des troupes pakistanaises, qui avaient occupé des postes
dans le district indien de Kargil,
dans l’État Indien du Jammu-et-Cachemire[vi].
Le
rôle équivoque du
Conseiller à la Sécurité Nationale
indien Ajit Doval
La
visite de Modi à Tel-Aviv en juillet 2017, était en préparation depuis des mois. Déjà vers la fin
février, Modi avait envoyé son Conseiller à la Sécurité Nationale [National Security Advisor] Ajit Doval à Tel
Aviv, afin de discuter des détails de ce voyage. Là-bas, Doval rencontra Yosef Cohen, l’actuel patron du Mossad afin de discuter
entre autres choses, du soutien allégué par la Chine et le Pakistan ainsi que
par d’autres Etats, en faveur des talibans en Afghanistan près de la frontière
Afghano-pakistanaise[vii].
Doval n’est pas un sentimental. Lui est
attribuée la Doctrine dite Doval en
Inde, correspondant à un récent
glissement dans la politique de sécurité indienne en relation avec le Pakistan,
la faisant passer d’une doctrine d’action qu’il qualifie de “Défensive“ à “Défensive-Offensive“. Il
est signalé comme étant derrière les frappes dites chirurgicales de l’Inde au
Pakistan en septembre 2016, ainsi que derrière la montée de militants
pro-indiens au Cachemire. Comme un
blog indien l’a récemment décrite, la Doctrine Doval formulée dans ses discours
de 2014 et 2015 après avoir été nommé Conseiller à la Sécurité Nationale de
Modi, vise essentiellement la Chine et
le Pakistan, et possède trois composantes : « la non-pertinence de la moralité, [la
non-pertinence] de l’extrémisme [si il est] affranchi de tout calcul ou
calibrage, et la confiance mise dans l’appareil militaire ». Clairement, Doval semble ainsi faire bien
peu de cas des solutions diplomatiques. [viii]
Quoi qu’il ait pu être accordé en privé
entre Modi et Washington en juin, de même qu’avec Tel-Aviv début juillet, c’est dans ce laps de temps que la dispute
dite Doklam a fait éruption : par la décision indienne d’envoyer des
troupes pour intervenir par la force contre les équipes de constructions
chinoises, dans la zone frontalière sensible entre la Chine, le Bhoutan et
l’Inde sur le plateau tibétain.
De son côté, la Chine cite une lettre de
l’ancien Premier Ministre indien Jawaharlal Nehru adressé au Premier Ministre
chinois Chou En-Lai en 1959 : « cette
convention de 1890 définit également la frontière entre le Sikkim et le Tibet ; et la
frontière fut démarquée plus tard en 1895. Il n’y a dès lors aucune dispute au
regard de la démarcation faite entre le Sikkim et la région du Tibet »,
conclut la lettre. La Chine cite également en référence une lettre du 10 mai
2006, aux côtés de la convention de 1890, et notre lettre de 1959–60, selon
lesquelles « les deux parties
s’accordent quant à l’alignement de la frontière dans le secteur Sikkim ».
La Chine clame aussi publiquement qu’elle a « notifié » la construction de la route en cours, notification
attestant de sa « bonne
volonté ». [ix]
A ce point où en sont les choses, le vrai
problème n’est pas tant la validité ou la non validité des arguments chinois
sous l’angle du Droit International. Mais tout
ce qui entoure ce récent incident du Doklam entre la Chine et l’Inde, suggère
la main sombre de Washington et de Tel-Aviv, comme étant de mèche avec le
Gouvernement Modi afin d’utiliser cette confrontation pour saboter les progrès
de l’énorme projet chinois « une
Ceinture, Une Route », en tentant de déclencher une nouvelle guerre
par procuration à l’instigation des États-Unis[3].
Cette
escalade dans la dispute au sujet du Doklam, n’aurait jamais eu besoin d’une
escalade sur le front militaire. Ceci fut une décision délibérée du Gouvernement
Modi, et porte clairement les empreintes d’Ajit Doval, le Conseiller à la
Sécurité Nationale de Modi et ancien patron du Renseignement indien.
Est-ce
que Narendra Modi aurait en effet changé de camp ? Etant passé d’un
véritable soutien d’une résolution pacifique des litiges frontaliers entre l’Inde
et le Pakistan d’une part, l’Inde et la Chine d’autre part, dans un esprit de
bonne volonté et de collaboration au sein de l’Organisation de Coopération de Shanghai, Narendra Modi ne vient-il pas plutôt tel un Janus, au terme de ces
allégeances depuis le début de son mandat en tant que Premier Ministre en 2014,
de se révéler comme une sorte de cheval de Troie anglo-américano-israélien,
envoyé pour saboter la promotion par la Chine d’une Nouvelle Route de la Soie
économique eurasiatique ?
La réponse n’est pas encore connue
précisément par l’auteur de ces lignes. Cependant une source indienne bien
placée disposant de liens étroits avec les forces militaires indiennes, m’a
fait savoir au gré d’une correspondance privée récente, que peu de temps après
l’élection de Trump en novembre de l’année dernière [2016], un Conseiller Senior du Renseignement
américain au sein du premier cercle de Trump, a déclaré sans ambages qu’en lieu
et place d’une guerre entre les États-Unis et la Chine, il y aurait plutôt une
guerre entre l’Inde et la Chine par-dessus l’Himalaya. C’était en novembre
dernier, et à cette époque le Doklam était complètement calme.
[1] NDT : comparer cette réalité avec la façon intéressante
dont est présenté Mountbatten avec le film « Le dernier Vice-roi
des Indes » (Gurinder Chadha).
[2] Le Cachemire constitue
un carrefour entre trois mondes (chinois, indien et musulman pakistanais), et est
à ce titre divisé en trois (partie indienne, pakistanaise, chinoise) ainsi qu’un
no man’s land (le glacier de Siachen). La partie chinoise fut
conquise sur l'Inde en 1955 (le Pakistan ayant renoncé à la partie du cachemire
contrôlé par la Chine), tandis que l'Inde comme le Pakistan réclament chacun la
partie considérée comme occupée par leur voisin : l'Inde administre le Jammu-et-Cachemire réclamée par le Pakistan, et l'Inde
continue de réclamer l'intégralité du Cachemire historique (donc l’Azad
Cachemire et le Gilgit-Baltistan actuellement pakistanais)…
[3] NDT : il est important d'avoir à l'esprit la
synthèse exceptionnelle de l'auteur dans « Pétrole, une guerre d'un siècle » (Editions Jean-Cyril
Godefroy, 2007), notamment sur le fait que la Première Guerre mondiale fut
déclenchée par les Britanniques en jouant sur le nationalisme serbe, de même
que nous rajouterons rions que la Seconde Guerre mondiale fut déclenchée par
les Britanniques en jouant sur le nationalisme polonais…
[i] Dipanjan Roy Chaudhury,
India, Japan come up with AAGC to counter China’s OBOR, The Economic Times of
India, http://economictimes.indiatimes.com/news/economy/policy/india-japan-come-up-with-aagc-to-counter-chinas-obor/articleshow/58846673.cms?utm_source=contentofinterest&utm_medium=text&utm_campaign=cppst.
[ii] JULIE HIRSCHFELD DAVIS and PETER BAKER, In Welcoming Shinzo Abe,
Trump Affirms U.S. Commitment to Defending Japan, The New York Times, February
10, 2017, https://www.nytimes.com/2017/02/10/world/asia/trump-shinzo-abe-meeting.html.
[iii] Sudha Ramachandran, Sanctioning Syed Salahuddin: Too Little, Too
Late, Terrorism Monitor Volume: 15 Issue: 15, July 28, 2017, https://jamestown.org/program/sanctioning-syed-salahuddin-too-little-too-late/
NDT : ces îles incluent également des enjeux
énergétiques.
[iv] The Hindu, Top 10 takeaways from Modi’s U.S. visit, June 27,
2017, http://www.thehindu.com/news/national/top-10-takeaways-from-modis-us-visit/article19154197.ece.
[v] Kabir Taneja, The Modi Netanyahu Summit From strategy to cringe and
everything in between Israel and India, 7 July 2017, http://www.dnaindia.com/analysis/column-the-modi-netanyahu-summit-from-strategy-to-cringe-and-everything-in-between-israel-and-india-2495050.
[vi] Sajeev Jino, RAW and Mossad: And with all due respect, the secret
will remain secret, http://defenceforumindia.com/forum/threads/raw-and-mossad-a-must-read.56160/
.
[vii] Shishir Gupta, NSA Doval in Israel to prepare ground for PM Modi’s
first visit, March 3, 2017, Hindustan Times, http://www.hindustantimes.com/india-news/nsa-doval-in-israel-to-prepare-ground-for-pm-modi-s-first-visit/story-B6TJfWWtnkNGHcUV0uvwXO.html.
[viii] Ankith Bp, India: What is the Doval doctrine?, Quora, September 19, 2016, https://www.quora.com/What-is-the-Doval-doctrine.
[ix] Sputnik News, New Aftergrowth in India China Doklam Dispute, 3
August, 2017, https://sputniknews.com/politics/201708031056139060-china-india-doklam/