C’est une chance pour l’Arabie
Saoudite et le Qatar que l’agitation autour des frasques sexuelles de Donald
Trump détourne l’attention des dernières révélations sur les emails de Hillary
Clinton. Le plus fascinant est celui qui paraît être une
note interne du Département d’Etat, datée du 17 août 2014, au sujet d’une
riposte appropriée des Etats-Unis à l’EI dont les forces avançaient rapidement
à travers le nord de l’Irak et l’est de la Syrie.
A l’époque, le gouvernement US ne
reconnaissait pas que l’Arabie Saoudite et ses alliés sunnites soutenaient des
mouvements de type Etat Islamique et Al-Qaeda. Mais la note publiée, qui dit
s’appuyer sur « des services de renseignement occidentaux, des services
de renseignement étatsuniens et des sources dans la région », ne
laisse planer aucun doute sur les soutiens de l’Etat Islamique qui à l’époque
massacrait et violait la minorité Yazadi et massacrait les soldats capturés
Irakiens et Syriens.
La note précise : « Nous
devons recourir à nos moyens diplomatiques et de renseignement traditionnels
pour faire pression sur les gouvernements du Qatar et de l’Arabie Saoudite, qui
fournissent un soutien clandestin financier et logistique à ISIS (EI/Daesh -
NdT) et à d’autres groupes radicaux dans la région. » Un fait à
l’évidence communément admis dans les hauts échelons du gouvernement des
Etats-Unis mais jamais reconnu publiquement car il était aussi communément
admis que cela risquait d’envenimer les relations entre les Etats-Unis et
l’Arabie Saoudite, les monarchies du Golfe, la Turquie et le Pakistan, et saper
gravement l’influence des Etats-Unis au Moyen-Orient et un Asie du sud.
Pendant une période
extraordinairement longue après le 11/9, les Etats-Unis refusaient de
confronter leurs alliés sunnites traditionnels, assurant du coup l’échec
prévisible de la « guerre contre le terrorisme ». Quinze ans plus
tard, al-Qaeda et ses différents affiliés sont beaucoup plus forts qu’ils ne
l’étaient parce que des Etats douteux, sans qui ils n’auraient pas survécu,
leur ont donné carte blanche.
Ce n’est pas comme si Hillary
Clinton, et le Département d’Etat des Etats-Unis en général, ne savait pas ce
qui se passait. Une précédente fuite publiée par Wikileaks d’un câble du
Département d’Etat envoyée sous son nom en décembre 2009 indique que « L’Arabie
Saoudite demeure un soutien financier important à al-Qaeda, aux Taliban, à LeT
[Lashkar-e-Taiba au Pakistan]. » Mais la complicité de l’Arabie Saoudite
avec ces mouvements n’a jamais constitué un point politique important pour les
Etats-Unis. Pourquoi ?
La réponse est que les Etats-Unis
pensaient qu’il n’était pas dans leur intérêt de couper les relations avec
leurs alliés sunnites et ils ont investi beaucoup de ressources pour s’assurer
que cela ne se produise pas. Ils ont fait appel à des journalistes, des
universitaires et des politiciens complaisants prêts à soutenir, ouvertement ou
non, les positions saoudiennes.
Ce que pensaient réellement les
officiels de la Maison Blanche et du Département d’Etat ne remontait que
rarement à la surface et même lorsque leurs déclarations étaient répercutées
par les médias, elles étaient vite oubliées. Plus tôt cette année, par exemple,
Jeffrey Goldberg de The Atlantic a écrit un article basé sur de nombreux
entretiens avec Barack Obama où Obama « a questionné, parfois
sèchement, le rôle joué par les alliés sunnites des Etats-Unis dans le
terrorisme anti-américain. A l’évidence, il est contrarié par le fait que
l’orthodoxie diplomatique l’oblige à traiter l’Arabie Saoudite comme un allié. »
Il mérite d’être rappelé le cynisme
de la Maison Blanche quant à la production d’orthodoxie en matière de politique
étrangère et la facilité avec laquelle elle pouvait être achetée. Goldberg raconte
que « un sentiment largement partagé à la Maison Blanche est que la
plupart des think-tanks sur la politique étrangère à Washington
travaillent pour le compte de leurs financeurs arabes ou pro-israéliens. J’ai
entendu un officiel de l’administration faire référence à Massachusetts Avenue,
où nombre de ces think-tanks sont implantés, de "territoire occupé
par les Arabes" ».
Malgré cela, les télévisions et
journaux qui interviewent ces auto-proclamés experts, issus de ces mêmes
thinks-tanks, sur l’Etat Islamique, la Syrie, l’Irak, l’Arabie Saoudite et
les pays du Golfe, ignorent volontairement ou non leur sympathies partisanes.
Le courriel de Hillary Clinton
d’août 2014 présente comme un fait acquis que l’Arabie Saoudite et le Qatar
financent l’Etat Islamique – mais ce n’était pas la version qui prédominait
dans les médias à l’époque. On racontait partout que le nouveau califat
auto-proclamé se finançait avec la vente de pétrole, de taxes et
d’antiquités ; il s’ensuivait que l’Etat Islmaique n’avait pas besoin de
l’argent de l’Arabie Saoudite et des pays du Golfe. On ne pouvait pas donner la
même explication pour le financement d’al-Nosra, qui ne contrôlait pas de puits
de pétrole, mais même dans le cas de l’Etat Islamique, ces explications ne
tenaient pas la route.
Les dirigeants Kurdes et Irakiens
ont dit qu’ils n’en croyaient pas un mot, affirmant en privé que l’Etat
Islamique faisait du chantage auprès des états du Golfe en les menaçant de
violences sur leurs territoires s’ils ne payaient pas. Les officiels Kurdes et
Irakiens n’ont jamais présenté de preuves, mais il semble peu probable que des
hommes aussi durs et peu scrupuleux que les dirigeants de l’EI se seraient
contentés de prélever des taxes sur les camions et les boutiques dans les
terres étendues mais arides qu’ils contrôlaient sans chercher à arracher des
sommes bien plus importantes de donateurs publics et privés fabuleusement
riches dans les états pétroliers du Golfe.
Selon le dernier courriel publié, le
Département d’Etat et le renseignement US n’avaient à l’évidence aucun doute
que l’Arabie Saoudite et le Qatar finançaient l’EI. Mais il y a toujours eu un
étrange décalage entre ce que l’administration Obama savait sur l’Arabie
Saoudite et les états du Golfe et ce qu’elle disait en public. Il arrivait
parfois que la vérité surgisse, comme lorsque le Vice-Président Joe Biden a
déclaré devant des étudiants à Harvard en octobre 2014 que l’Arabie Saoudite,
la Turquie et les Emirats Arabes Unis « étaient réellement déterminés à
renverser Assad et provoquer une guerre entre Sunnites et Chiites. Qu’ont-ils
fait ? Ils ont déversé des centaines de millions de dollars et des
milliers d’armes sur tous ceux qui voulaient bien combattre Assad. Sauf que
ceux qui recevaient tout ça étaient al-Nusra et al-Qaeda et des éléments
extrémistes djihadistes qui arrivaient d’autres parties du monde. »
Biden a dénigré l’idée qu’il existerait des Syriens « modérés »
capables de combattre à la fois l’EI et Assad.
Hillary Clinton devrait se trouver
en difficulté à cause de tous ses échecs en matière de politique étrangère
lorsqu’elle était Secrétaire d’Etat. Mais la démagogie de Trump est telle
qu’elle n’a jamais eu à en répondre. Les Républicains se sont focalisés sur des
sujets – la mort de l’ambassadeur US à Benghazi en 2012 et le retrait des
troupes US de l’Irak en 2011 – dont elle n’est pas responsable.
Une présidence Clinton pourrait
signifier un rapprochement avec l’Arabie Saoudite mais les attitudes
américaines envers le régime saoudien sont en train de tourner au vinaigre,
comme le démontre la décision récente du Congrès de voter à une écrasante
majorité le rejet du veto présidentiel sur une loi qui autorise les familles
des victimes des attentats du 11/9 de poursuivre en justice le gouvernement
Saoudien.
Il y a autre chose qui est en train
d’affaiblir l’Arabie Saoudite et ses alliés sunnites. La note parle de rivalité
entre l’Arabie Saoudite et le Qatar « pour la domination du monde
sunnite ». Mais le projet semble avoir capoté avec l’est d’Alep et
Mossoul, deux grandes villes sunnites, sous les bombes et probablement sur le
point de tomber. Quelle que soit l’idée que l’Arabie Saoudite, le Qatar, la
Turquie et d’autres avaient derrière la tête, elle ne réussira pas et les
Sunnites en Syrie et en Irak en payeront le prix. C’est cet échec qui façonnera
les futures relations des états sunnites avec la nouvelle administration US.
Patrick Cockburn - Traduction par « le Grand Soir ».